Le Projet 70 273

Entre les mois de janvier 1940 et août 1941, les nazis allemands tuèrent 70 273 personnes de tous âges déclarées physiquement, mentalement ou émotionnellement handicapées. Des docteurs évaluaient les dossiers médicaux et prenaient la décision de vie ou de mort de chacun. Trois docteurs étudiaient chaque dossier médical et quand deux de ces trois médecins marquaient une croix rouge sur la fiche, le patient était exécuté.
En février 2016, Jeanne Hewell-Chambers lança le Projet 70 273
(the 70,273 Project). Son but est de récolter 70 273 blocs de quilt du
monde entier pour commémorer chacune de ces personnes assassinées d’une
manière aussi rude et désinvolte, tout en souhaitant éveiller l’intérêt
de la population d’aujourd’hui envers les personnes nécessitant des
besoins particuliers.
Si vous n'en avez pas encore entendu parler allez sur le site de La ruche des quilteuses pour avoir tous les détails. Et bien sûr, je vais participer à ce projet.
Ce quilt, j'ai envie de vous le montrer depuis longtemps. Mais l'article est difficile à écrire et difficile à lire. Difficile, je ne sais pas en fait, remuant sûrement. Vous pouvez juste regarder les photos et ne pas lire cette histoire. C'est une partie de mon histoire. C'est surtout l'histoire de Maman et de ce premier fils qu'elle a porté et qu'elle n'a pourtant jamais vu.
Vous l'avez compris, son fils, son premier enfant est mort-né. C'était le 13 mai 1954. Du temps où la psychologie n'était pas au rendez-vous dans les maternités et le corps médical. Maman a été endormie pour son accouchement. Tout le monde savait que cet enfant était hydrocéphale ...sauf elle. Je pense qu'elle a été endormie pour qu'elle ne voie pas cet enfant qui n'allait sûrement pas vivre. Elle a accouché le soir. A son réveil, on lui a dit que son fils était en couveuse. C'est son mari, mon père qui lui a appris le lendemain que leur fils n'avait pas vécu.
Etant mort-né, il n'a pas été déclaré et ne figure pas sur le livret de famille. Pour Maman, ça a été une douleur terrible qui ne s'est pas apaisée au long des années. Maman n'a appris qu'une douzaine d'années après que son fils était hydrocéphale, grâce à la maladresse d'un cousin médecin. Il ne savait pas que Maman ne savait pas. Maman a eu un choc mais au moins elle avait toute l'histoire et a compris à postériori des réflections maladroites de Papa.
Mes parents ont eu ensuite deux enfants. Mon frère, quatorze mois après et moi, deux ans plus tard. Mon frère a été un enfant bien remuant, bien vivant et moi une petite fille sage et obéissante (avec quelques exceptions quand même :-)). In utéro aussi, mon frère remuait beaucoup et moi pas. Mon frère avait senti qu'il fallait rassurer Maman et moi qu'elle était fatiguée.
A chaque fois que nous parlions Maman et moi de ce premier enfant mort-né, je sentais sa douleur. Quand nous regardions des reportages sur la prise en charge des parents d'enfants mort-nés telle qu'elle est faite maintenant, Maman se réjouissait de cette évolution.
J'ai eu connaissance des projets de quilts offerts aux parents à la naissance de ces enfants et à la mort d'enfants prématurés. Les parents gardant le quilt ou enveloppant l'enfant de ce quilt. J'ai été incapable d'en faire, c'était trop en résonnance avec mon histoire.
Et puis, en 2010, alors que Maman avait 80 ans et que nous discutions encore une fois de ce drame, que je sentais sa détresse de ne pas savoir ce qu'était devenu son enfant, je lui ai proposé de faire un quilt où j'écrirais le prénom de son fils et la date de sa naissance et de sa mort. Et j'ai dit à Maman que le jour où elle mourrait, je mettrais ce quilt avec elle dans son cercueil. Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que j'ai vu sur le visage de Maman, dans tout son corps. Son fils allait avoir une existence, son prénom allait être écrit quelque part. Par sa fille, par sa soeur.
Maman n'avait pas de souhait particulier quant au quilt. "Je te fais confiance" m'a-t'elle dit. Puis elle a eu l'idée de chats en pensant au cadeau qu'elle venait de faire pour la naissance du fils de sa femme de ménage. J'ai donc cherché et c'est dans ma petite boutique à Lisse aux Pays-Bas que j'ai eu de l'aide. Jacqueline m'a donné un patron en paper-piecing. J'en ai arrondi les angles et voici le quilt que j'ai fait. Il fait à peu près 45 cms de côté.
Maman aime le mauve, le choix était évident. Je voulais un tissu gai pour Bernard. C'était le prénom choisi par mes parents. J'ai acheté ce tissu à Montréal. Je l'ai utilisé à deux autres reprises depuis. J'ai positionné volontairement le soleil au niveau du visage.
J'ai quilté un coeur dans chaque angle. Une amie m'a dit que les volutes lui faisaient penser au cordon ombilical.
J'ai quilté en écho trois lignes pour symboliser ces neuf mois où ils étaient trois. Ca me permettait de symboliser aussi le papa.
J'ai cousu trois boutons, ce sont les trois enfants que mes parents ont eu. Car cette histoire est aussi notre histoire, à mon frère et à moi.
Son titre est "La paix au coeur" puisque c'est ce que ce que ce quilt a apporté à Maman. A l'époque, j'écrivais mon prénom et l'initiale de mon nom marital. Là, j'ai ajouté l'initiale de mon nom de jeune fille.
Je suis profondément heureuse que le patchwork m'ait permis de faire ce cadeau à Maman. Faire ce quilt a été émotionnellment très fort, lourd par moments. Je travaillais sur la mort. Celle de mon frère bien sûr, celle de Maman aussi puisque ce quilt l'accompagnera dans son cercueil.
Quand je vais voir Maman, je regarde souvent ce quilt que j'aime énormément. Il est dans sa chambre, en face de son lit.
A bientôt :-)